Jean-François REMY, Avocat au Barreau de Nancy
La question posée par cet article n’est pas aussi iconoclaste qu’il n’y paraît… S’il est en effet a priori de bon sens de considérer que le barrage de prise d’eau et le moulin ou la centrale hydroélectrique qu’il alimente font partie de la même propriété, les vicissitudes de l’histoire mais aussi quelques siècles d’actes notariés pas toujours très précis ni très bien rédigés, ont parfois considérablement compliqué la donne, lorsque l’exploitation des ouvrages n’a pas carrément été rendue impossible par des divisions de propriété réalisées sans aucun bon sens ni respect des spécificités juridiques et techniques de telles installations.
Lorsque se pose une telle difficulté, il y a lieu tout d’abord de se poser la question des mentions contenues aux actes notariés des uns et des autres :
- Si ces actes prévoient expressément l’appartenance d’un ouvrage ou d’un autre à une personne en particulier, c’est le texte de ces titres de propriété qui doit s’appliquer, aucune présomption ne pouvant y faire obstacle (sauf éventuelle prescription acquisitive encore appelée usucapion),
- Si en revanche, comme c’est le plus souvent le cas, aucun acte ne mentionne clairement l’appartenance des ouvrages, c’est la présomption de l’article 546 du Code civil (déjà évoquée dans nos colonnes) qui a vocation à s’appliquer, et qui permet de présumer que le barrage de prise d’eau appartient au même propriétaire que celui du moulin ou de la centrale hydroélectrique dont il permet l’usage et le fonctionnement,
- Un dernier cas est enfin à distinguer lorsque le barrage est construit sur le domaine public fluvial, son appartenance à un propriétaire privé ne pouvant être établie que si le moulin ou la centrale hydroélectrique dont il permet l’alimentation bénéficie d’un droit fondé en titre (existence matériellement établie antérieurement à l’Edit de Moulins de février 1566 ou vente de biens nationaux à la Révolution de 1789).
Jusque-là, cette analyse est relativement simple et classique. Mais la situation peut se compliquer lorsque le barrage de prise d’eau d’origine a disparu (emporté par une crue ou un autre évènement de ce type, ou encore remplacé volontairement par un clapet mobile), et a été reconstruit par une personne autre que le propriétaire d’origine du moulin ou de l’usine hydraulique dont il permet l’alimentation.
Cette hypothèse étant moins rare qu’il n’y paraît, et est même relativement fréquente sur certains cours d’eau de l’Ouest de la France où des syndicats de rivières sont fréquemment intervenus à partir des années 1970 afin de rectifier les cours d’eau, stabiliser le lit mineur, créer des retenues d’irrigation… Dans une telle hypothèse, la grille de lecture à adopter se trouve quelque peu compliquée, et il y a dès lors lieu de distinguer :
Si le cours d’eau concerné fait partie du domaine public fluvial trois sous-hypothèses doivent être étudiées :
- Soit les ouvrages bénéficient d’un droit fondé en titre (existence matérielle établie avant 1566, avant le rattachement de la province concernée à la France ou encore vente de biens nationaux à la Révolution de 1789) et que le barrage est toujours au même emplacement qu’à l’origine, sans intervention d’une vente de l’emprise foncière qu’il occupe à l’Etat à l’occasion de la réalisation des travaux : dans ce cas, il doit être considéré que le barrage fait toujours partie de la même propriété que celle du moulin ou de la centrale hydroélectrique,
- Soit les ouvrages bénéficient d’un droit fondé en titre, mais le barrage n’a pas été reconstruit exactement au même endroit qu’à l’origine, ou encore l’emprise foncière qu’il occupe a été cédée à l’Etat à l’occasion des travaux, et dans ce cas il appartient à l’Etat si aucune convention d’occupation du domaine public n’a été signée lors de sa reconstruction ; si au contraire une telle convention a été signée à l’occasion de sa reconstruction, le barrage appartient vraisemblablement à la personne signataire de cette convention et qui a réalisé les travaux,
- Soit enfin les ouvrages ne bénéficient pas d’un droit fondé en titre, et dans ce cas le barrage appartient à l’Etat, ceci sauf s’il existe une convention d’occupation du domaine public signée, l’ouvrage pouvant dès lors appartenir au signataire de cette convention.
Si le cours d’eau concerné ne fait pas partie du domaine public fluvial : 2 sous-hypothèses doivent être distinguées :
- Soit le propriétaire a autorisé un organisme tiers à réaliser les travaux sur sa propriété et à conserver la disposition de l’emprise foncière de cet ouvrage après construction : dans ce cas le barrage peut être considéré comme propriété de l’organisme l’ayant reconstruit,
- Soit le propriétaire n’a pas donné une telle autorisation, ou du moins pas par écrit, et dans ce cas le barrage reconstruit est réputé lui appartenir dans la mesure où il s’agit d’une construction réalisée sur une emprise foncière lui appartenant (les accessoires et constructions situés sur une parcelle de terrain étant présumés appartenir au propriétaire de ce terrain s’il n’existe aucune prescription ou titre contraire).
L’objection que pourrait dès lors être tenté de soulever le lecteur pourrait être la suivante : mais pourquoi diable se poser de telles questions lorsque le temps a effacé les pistes et que par ailleurs personne – bien souvent – ne pense à soulever de tels lièvres ?
La réponse à cette excellente question est que le plus souvent, effectivement, de telles interrogations n’ont pas lieu d’être, le temps faisant souvent son affaire des situations quelque peu floues.
Toutefois, de telles interrogations doivent parfois être levées avec fiabilité lorsque doit être déposée par exemple une demande de renouvellement d’autorisation, ou encore une demande d’augmentation de puissance, les textes prévoyant que le demandeur doit être en mesure de justifier – avant passage de sa demande à l’enquête publique – qu’il dispose bien de la maîtrise foncière sur l’ensemble des ouvrages nécessaires à l’exploitation de l’énergie hydraulique.
Dans ce type de situation, la sécurité juridique s’accommode mal avec le flou hérité du passé…
Le « casse-tête » n’est donc pas toujours obligatoire, mais lorsqu’il l’est, détenir un mode d’emploi fiable peut permettre d’éviter une enquête historique et technique tout à fait chronophage, et risquée…